Pascale Larivierre
La dépression en 2020
En 2004, j'ai écrit un article sur la dépression pour le Journal du Médecin. Au moment de cet article, l'OMS (Organisation Mondiale de la Santé) prédisait que la dépression serait la deuxième pathologie la plus handicapante au rang mondial.
Nous voici en 2020 et, hélas!, l'OMS ne s'est (presque pas) trompée: au 4 décembre 2019, l'OMS considérait que la dépression était désormais devenue la première pathologie invalidante. Elle concerne plus de 264 million de personnes à travers le monde et 8000.000 de personnes atteintes se suicident chaque année.
Voici l'article publié en 2004. Il est tristement toujours d'actualité.
La dépression, entité conceptuelle que le DSMIV (Diagnostic Statistical Manual of Mental Health ;4ème édition, 1994) classe aujourd’hui parmi les troubles thymiques, au même titre que la maladie bipolaire (anciennement maniaco-dépression), recouvre de nombreuses manifestations allant du « trouble dépressif non spécifié » à « l’épisode dépressif majeur (EDM) ». Ces différentes manifestations de la maladie sont scrupuleusement décrites dans les manuels de psychopathologie ou de psychiatrie mais d’une manière générale et qu’elle qu’en soit la gravité, la maladie atteint la vision que se fait le patient de l’existence, le poussant au désespoir. Le philosophe allemand Arthur Schopenhauer (1788-1860), victime de dépression chronique exprime cela d’une manière dramatique : « La vie n'est qu'une longue série de souffrances sans rime ni raison. Rien n'a aucune valeur intrinsèque quelle qu'elle soit. Ceux qui, pendant un bref moment, ont l'illusion qu'ils possèdent ou retiennent quelque chose bientôt perdront, souffriront et partiront sans avoir connu la valeur de l'expérience. Le bonheur n'est qu'une illusion, une brève pause dans l'ennui de la vie quotidienne. »
Des symptômes polymorphes.
Les symptômes les plus caractéristiques de la dépression s’articulent autour de trois axes : thymique, cognitif et physique.
Du point de vue thymique, c’est notablement un changement significatif de l’humeur qui doit alerter le patient et son entourage. L’infléchissement de l’humeur dans le sens d’une « humeur dépressive », d’un vécu de tristesse pathologique et d’une anhédonie s’accompagne généralement de manifestations émotionnelles telles qu’une hyperémotivité ou instabilité émotionnelle, l’émergence brutale d’émotions incontrôlables avec crises de larmes répétées ou au contraire un émoussement affectif, des crises d’angoisse ou une angoisse généralisée. On constate également une diminution de l’estime de soi, une douleur morale intense et permanente, un sentiment de désespoir, de culpabilité et enfin un désir de mourir ou de se faire du mal.
Sur le plan cognitif, on remarque généralement un ralentissement de la pensée, des troubles de l’attention, de la concentration et de la mémoire, lesquels sont vécus douloureusement comme un handicap ainsi qu’un contenu d’idéations négatives, de pensées noires et de ruminations.
Enfin, la dépression a des manifestations somatiques telles qu’une sensation d’épuisement qui constitue par son intensité et sa récurrence l’un des symptômes majeurs de la dépression, un sommeil perturbé (insomnie ou hypersomnie), des douleurs musculaires, des migraines, perte ou gain pondéral sans qu’un régime n’en soit la cause, perte d’énergie, baisse de la libido et de l’élan vital en général. Dépression et douleur sont étroitement liées. Des douleurs telles que des migraines, des lombalgies, des douleurs abdominales, des douleurs articulaires peuvent signaler une dépression, ce sont d’ailleurs essentiellement ces symptômes-là qui sont décrits par le patient dans le cas d’une dépression masquée.
Ce qui frappe immédiatement après cette longue énumération de symptômes c’est le caractère holistique de cette pathologie dont l’impact dans les divers domaines de la vie du patient est extrêmement handicapant. Ainsi on note d’importantes conséquences sur le plan affectif : si la maladie est très difficile à vivre pour le patient, elle est également lourde à gérer pour ses proches. La vie sociale et professionnelle du malade se trouvent ainsi sérieusement hypothéquées par cette pathologie envahissante faisant en sorte qu’une victime de dépression se trouve rapidement prise dans un cercle vicieux.
Aussi la dépression est-elle considérée comme une maladie grave compte tenu de ses conséquences sur la vie quotidienne du patient (on note par exemple que le taux d’absentéisme au travail est cinq fois plus important chez les personnes dépressives) mais également du fait de la complication majeure qui lui est associée et que constitue le suicide. Selon une étude de l’Institut Scientifique de la Santé Publique , 45 à 70 % des sujets qui se suicident seraient déprimés au moment de leur acte, 15% des décès de patients dépressifs seraient dus au suicide. D’une manière générale, le suicide aurait une incidence plus importante de 30% pour les personnes déprimées que pour la population générale ne souffrant pas de troubles dépressifs .
Des taux inadéquats de neurotransmetteurs
Les études portant sur les causes de la dépression montrent qu’il s’agit d’une pathologie dont l’étiologie échappe à une explication unique. De nombreux facteurs entrent en jeu et constituent une sorte de terrain propice sur lequel viendrait se déclencher la maladie. L’histoire de la personne, la manière dont elle a vécu son enfance, la vision du monde qu’elle s’est construite au fur et à mesure des évènements parfois traumatisants qui ont pu émailler sa vie ont certainement un impact sur l’émergence d’une éventuelle dépression dans la mesure où ils ont façonné le caractère et la personnalité d’un individu le rendant plus ou moins sensible à la dépression.
Les antécédents familiaux ont également une incidence sur la possibilité de déclencher une dépression. Il existe un taux plus élevé de dépression dans les familles des personnes chez qui une dépression a été diagnostiquée que dans la population générale. Cela signifie que les personnes ayant des antécédents familiaux de dépression présentent en général des risques plus élevés de développement d'une atteinte dépressive (bien qu'une dépression puisse également survenir chez des personnes n'ayant aucun membre de leur famille atteint de dépression). Une des preuves les plus évidentes provient des études menées sur des jumeaux. Chez environ 40% des vrais jumeaux, les deux individus sont atteints de dépression, alors que cette proportion n'est que de 17% chez les faux jumeaux. On pense que cette différence pourrait être due au fait que les vrais jumeaux ont une prédisposition génétique identique.
Par ailleurs, sur le plan biochimique, la connaissance des perturbations des différents axes monoaminergiques dans le cadre de la dépression a permis l’élaboration des antidépresseurs, et donne un éclairage sur la complexité des mécanismes impliqués sur le plan psychique mais aussi somatiques. Les neurotransmetteurs impliqués – les fameuses monoamines sont principalement la dopamine (DA), la sérotonine (ou 5-hydroxytriptamine – 5HT) et la noradrénaline (NA).
La dopamine intervient dans la thermorégulation, les sensations de faim et de soif, la motricité, l’humeur ainsi que l’éveil, l’attention et la mémoire mais elle fait surtout l’objet d’études concernant son rôle dans les sensations de plaisir et de déplaisir ainsi que dans les comportements de recherche de récompense. On commence à étudier les implications qu’elle pourrait avoir notamment dans les assuétudes. Or, il n’est pas rare que la dépression engendre des comportements addictifs (tabagisme, alcoolisme, …).
La noradrénaline est le précurseur direct de l’adrénaline (ou épinéphrine). Elle-même fabriquée à partir de la dopamine, elle régule la vigilance et l’humeur ; sa déficience est source de dépression ou de fatigue générale. La sérotonine contrôle la réactivité du système nerveux dans le sens du repos et de l’atténuation des comportements les plus divers et est impliquée dans l’initiation du sommeil. Elle est également associée à une grande variété de fonctions y compris la perception de la douleur, la température, la tension artérielle et l’activité hormonale. Son dysfonctionnement engendre irritabilité, colère, violence ainsi que les troubles de l’humeur bien connus dans le cadre de la dépression mais également dans l’anxiété et dans les troubles obsessionnels-compulsifs. L’hypothèse biochimique considère qu’il pourrait exister plusieurs catégories biochimiques de la dépression en fonction de la monoamine dont le taux est perturbé généralement par une recapture trop rapide, d’où l’action des antidépresseurs inhibant par exemple la recapture de la sérotonine.
Dépression et gène du stress
Le neurobiologiste Avshalom Caspi du King’s College de Londres et son équipe se sont intéressés aux rapports entre stress et dépression et se sont penchés plus précisément sur un gène dont le rôle est de coder pour le 5-HTT, une molécule dont la fonction est d’ajuster les taux de sérotonine dans le cerveau (le « transporteur de la sérotonine). Or ce gène est susceptible de se présenter sous deux formes : une forme longue et une forme courte. La forme longue permet une production d’une plus grande quantité de 5-HHT ce qui permet un apport plus important de sérotonine aux cellules.
Chaque individu possède deux copies de ce gène héritées de chacun de ses parents. Dans la population, 30% des individus possèdent deux gènes longs, 50% possèdent une version longue et une version courte et 20% se sont vus attribuer par la loterie génétique deux versions courtes du gène.
L'étude menée par Avshalom Caspi est basée sur des données médicales récoltées auprès de 847 Néo-Zélandais suivis par des médecins pendant deux décennies: ont été pris en compte des événements dits "stressants" aussi divers que des peines d'amour et des crises survenues au travail, en autant que ces événements soient survenus entre les âges de 21 et 26 ans. La question était ensuite de savoir si, en conséquence de ces évènements, les personnes avaient fait ou non une dépression et quelle version du gène 5-HTT elles possédaient.
Les résultats de l’étude ont montré que parmi les personnes qui n’ont pas vécu de stress importants, la probabilité de faire une dépression est faible et semble la même quelle que soit la longueur du gène 5-HTT. Par ailleurs, les personnes présentant deux versions longues du gènes ont une probabilité faible de faire une dépression quelque soit le nombre d’évènements traumatisants qu’ils ont endurés. En revanche, le risque de faire une dépression augmente sensiblement pour les personnes possédant une version longue et une version courte du gène et ce risque s’accroît encore pour les personnes possédant les deux versions courtes. En effet, parmi celles possédant deux copies courtes et ayant traversé quatre évènements stressants ou plus la probabilité de connaître un épisode dépressif majeur serait multiplié par deux par rapport aux personnes possédant deux versions longues et se trouvant dans les mêmes conditions de vie.
Traitement
Malgré son caractère envahissant et les formes particulièrement sérieuses qu’elle peut revêtir, la dépression se soigne. De nouveaux antidépresseurs sont régulièrement mis sur le marché et d’une manière générale, l’évolution se fait dans le sens de la recherche d’une meilleure acceptabilité. Cependant, la voie de la guérison est un chemin sinueux. Si dans 75% des cas, les antidépresseurs sont efficaces, il faut parfois tâtonner avant de trouver celui qui convient. Il arrive aussi que la réponse ne soit pas complète avec un antidépresseur et dans ce cas, on peut combiner deux classes de médicaments.
Selon une étude de La Mutualité Socialiste , 50% des patients qui commencent un traitement par antidépresseurs se voient prescrire une seule boîte. Cela pose de nombreuses questions. Ce taux est-il dû aux effets secondaires ou aux problèmes de compliance au traitement ? S’agit-il d’une prescription trop rapide d’antidépresseurs à des patients qui se rétablissent rapidement et naturellement ? Ou encore d’une prescription en dehors des indications ? Quoiqu’il en soit et toujours selon la même étude, après élimination des prescriptions uniques on note une bonne compliance au traitement de l’ordre de 78%.
La question de la durée du traitement est également intrigante. Il faut généralement plusieurs semaines avant que les effets thérapeutiques se fassent sentir. Pourtant, on sait que les concentrations sanguines efficaces au niveau thérapeutique apparaissent déjà en quelques jours alors que les changements sur l’humeur apparaissent en plusieurs semaines. Une étude réalisée par l’équipe du Dr Helen Mayberg à l’université du Texas de San Antonio pourrait peut-être expliquer ce phénomène. Il semble que la réponse du cerveau à l’administration d’une substance antidépressive qui modifie le métabolisme de la sérotonine (en l’occurrence celle qui a été utilisée dans le cadre de cette étude est la fluoxétine) soit de l’ordre d’une modification de la structure des circuits neuronaux qui met quelques semaines à se mettre en place. Par rapport au groupe traité par un placebo, le groupe traité par la molécule présente au bout de la sixième semaine d’une augmentation du métabolisme du cortex préfrontal (siège des mécanismes de la pensée et de la motricité) parallèlement à une diminution dans d’autres zones comme les aires limbiques (responsable des émotions) ou de l’hippocampe (responsable de la mémoire). On remarque également un faible pourcentage de patients insensibles à la molécule chez qui ces modifications n’interviennent pas.
Ces modifications des circuits neuronaux expliquent peut-être d’une part l’écart qui existe entre le début de la prise du médicament et l’apparition des premiers effets antidépresseurs.
D’où aussi, l’intérêt de poursuivre le traitement au-delà de l’apparition de l’amélioration.